Le droit du numérique en Haïti : défis et perspectives

 


      En convoquant le premier Sommet mondial sur la société de l’information qui a eu lieu en deux phases, au Genève (2003) et en Tunisie (2005), l’ONU a reconnu que les technologies de l’information et de la communication ont bouleversé les relations publiques et remettent en question nos approches pour les encadrer. Depuis, plusieurs évènements ont relancé les débats sur les techniques de réglementation de celle-ci et poussé la plupart des Etats à prendre des mesures pour protéger leurs citoyens et intérêts dans l’espace mondialisé du numérique. Alors que les progrès technologiques remettent continuellement en question la capacité du droit à s’y adapter, certains pays n’ont pas encore adopté une politique du numérique et leurs lois sont dans la majorité des cas obsolètes et inapplicables aux interactions et les transactions de biens liés au numérique.

La paralysie du service SPIH a démontré le rôle continu des TIC dans les différents aspects de la vie quotidienne en Haïti. Par ailleurs, les comportements irresponsables de certains acteurs dans le cyberespace incitent les initiatives pour fixer les obligations et protéger les droits en ligne.

En Haïti, le droit du numérique est en phase de développement, mais il reste beaucoup d’efforts à déployer pour garantir une réglementation efficace et équitable. Parmi les facteurs qui freignent le développement de la réglementation du numérique, citons l’absence du parlement depuis 2020 et le désintérêt des dernières législatures pour la question.

 Dans cet article, nous allons explorer les défis et les perspectives du droit du numérique en Haïti.

Les défis du droit du numérique en Haïti

1)             Le manque de réglementation : les technologies numériques présentent autant de défis que d’opportunités.  Dans la plupart des pays, les réflexions stratégiques pour répondre aux défis n’ont pas précédé l’introduction du numérique sur leurs territoires.  Les lois anciennes pour la téléphonie et les télécommunications continuent de s’appliquer, lesquels dans la majorité des cas ne prennent pas en compte les spécificités du numérique. Cette situation peut entraîner des abus et des violations des droits de la propriété intellectuelle, de la vie privée et de la sécurité des données. Elle prive également les institutions des pouvoirs pour agir efficacement afin de mettre le numérique au profit de l’économie, les droits fondamentaux et la bonne gouvernance.

·         Gouvernance électronique : Par le biais du décret du 29 janvier 2016, l'Etat haïtien a reconnu le droit de tout administré de d'adresser à l'Administration publique par voie électronique. S’il est vrai que ce texte a jeté les bases légales pour la dématérialisation des services publics et la modernisation de l’Etat par le biais des TIC, il faut remarquer que,  comme l’a reconnu l’ex premier ministre a.i Michel Lapin dans la circulaire 003 du 5 février 2020, le développement de la gouvernance électronique requiert que d’autres lois complètent ce décret. Pour citer un exemple, la gouvernance électronique présuppose l’Etat assure la sécurité des plateformes de services publiques tout comme les données personnelles des administrés.

Par ailleurs, la rapide évolution des technologies émergentes telles que la cinquième génération (5G), l’intelligence artificielle (IA) et la chaine de blocs remettent en question l’application des dispositions actuelles qui ne prennent pas en compte les nouveaux défis et opportunités de ces dernières. En outre, la dématérialisation des services publics impliquent aussi des changements dans les procédures administratives et les contentieux, tout en veillant que les droits de la personne sont protégés contre d’éventuels abus.

·       Législation sur la protection des données personnelles: La protection des données personnelles est un sujet crucial dans le monde numérique. Pour certains auteurs, elles constituent le pétrole de l’économie numérique. En Haïti, il est devenu un impératif d’aborder les questions liées a la réglementation et la protection des données personnelles. A côté des plateformes internationales qui sont adoptées par une large frange de la population, les services publics électroniques comme les services de délivrance des diplômes du bac et des cartes d’identification nationales suscitent des préoccupations quant à la protection effective des données à caractère personnel. Celles-ci sont à présent plus facilement exploitables par des tiers et favorisent le développement du vol d’identité dans le pays.

Il appert donc indispensable d’établir une autorité de protection des données personnelles dans le pays dans le but de protéger les haïtiens dans leurs différents rôles (citoyens, consommateurs et professionnels) contre les utilisations illégitimes de leurs données personnelles.

·      Cybercriminalité et sécurité numérique: Avec l'essor du numérique, la cybercriminalité est devenue une préoccupation majeure. Les cas d’attaques informatiques, le vol d'identité, la fraude en ligne et autres délits numériques sont nombreux en Haïti, se perpétuent sous le regard indifférent des politiques. Citons les cas d’incitation à la violence et l’apologie de la violence par des membres de gangs, les cas d’abus de confiance liés au commerce électronique et la publication des vidéos a caractère sexuel de mineurs au quotidien. La criminalité liée à l’informatique n’a pas épargné les deux ministres respectivement de l’éducation nationale et des affaires étrangères dont les téléphones ont été piratés, lesquels ont été utilisés pour escroquer des victimes en les soutirant de l’argent.  

Avec les lois actuellement en vigueur qui n’incriminent les cyber délits et les règles de procédures insuffisantes pour encadrer les actions de l’appareil judiciaire, il apparait difficile de mener une lutte efficace contre la cybercriminalité. À côté des problèmes d’ordre juridique se pose les difficultés liées au budget de la Justice.

L’enquête numérique suppose que l’Etat investisse non seulement dans la formation des cadres du système judiciaire mais aussi dans les matériels criminalistiques pouvant faciliter cette dernière.  De fait, la capacité institutionnelle de la justice à mener des enquêtes numériques dépend aussi du budget et des ressources (électricité, matériels informatiques, logiciels, accès à l’internet, etc.) mis à sa disposition.  

Les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont  fourni de nouvelles opportunités de développement économique, technologique et social. Cependant, dans le même temps, les menaces transnationales - telles que le cyber espionnage pour le compte d’États, les cyber activités à caractère militaire, la cybercriminalité, le cyber terrorisme et l’utilisation d’Internet à des fins de terrorisme – n’ont cessé de croître. Ces risques sécuritaires doivent être pris en compte de manière adéquate dans le cadre de stratégies et de plans d’action exhaustifs. Dans le cas contraire, l’Etat haïtien peut se retrouver dans l’incapacité d’assurer la sécurité nationale et humaine et maintenir la croissance économique.

L’absence d’une stratégie nationale et de lois sur la cyber sécurité fait peser de graves dangers sur l’avenir du pays. Puisqu’elle prive l’Etat de sa capacité de répondre à ses obligations envers les citoyens mais aussi sur le plan international. À titre d’illustration, rappelons que le transport aérien repose sur des systèmes informatiques, le piratage informatique d’un appareil ou du système informatique peut non seulement causer des dégâts sur le territoire national mais aussi déclencher des conflits diplomatiques qui peuvent déboucher sur des tensions et des déclarations de guerre, dans le pire des cas.

Au regard de la situation actuelle du pays, une réforme normative et  institutionnelle de la cyber sécurité s’impose. Cette réforme permettra à l’Etat de mieux coordonner les opérations de cyber sécurité sur le territoire national tout en renforçant la confiance et la capacité des différents acteurs.

·      Autres axes de réglementation : Le numérique a une influence profonde sur la société haïtienne, en sus des points précités, il est obligatoire d’adapter la législation actuelle sur le commerce électronique et la protection des consommateurs, l’Accès à l'information et liberté d'expression, la Propriété intellectuelle en ligne, la responsabilité des fournisseurs de services, la protection des journalistes et lanceurs d’alertes en ligne ainsi que l’économie numérique.

2)   Le manque de formation :

·         Les professionnels du droit : tels que les magistrats, les avocats et les enquêteurs judiciaires, jouent un rôle crucial dans la protection des individus et des biens dans le monde numérique. Cependant, en Haïti, il existe un déficit évident dans la formation des professionnels du droit concernant les enjeux juridiques liés au numérique. Afin de lutter efficacement contre la cybercriminalité, il est essentiel de renforcer les compétences des acteurs judiciaires en matière de compréhension et de répression des crimes informatiques. En outre, l'incapacité de la justice à sanctionner les infractions informatiques crée un climat d'impunité et compromet la protection des droits fondamentaux en ligne

·         les décideurs et les acteurs du secteur numérique en Haïti sont souvent confrontés à un manque de formation et de compétences spécialisées en droit du numérique. Cette situation peut rendre difficile l'élaboration de réglementations appropriées et la mise en œuvre efficace des lois existantes. Le manque de formation des responsables politiques et des cadres de l'administration publique a un impact direct sur le niveau de développement du droit du numérique, car ils sont responsables de la proposition et de l'adoption des projets de loi.

De plus, un déficit dans la compréhension des avantages du numérique peut entraver l'adoption de politiques publiques et de projets d'inclusion numérique, ainsi que le développement des infrastructures des technologies de l'information et de la communication. Il est donc essentiel de renforcer la formation et les compétences des décideurs et des acteurs du secteur numérique afin de favoriser une meilleure compréhension des enjeux juridiques et des opportunités offertes par le numérique.

·         La fracture numérique : L'accès inégal aux technologies numériques entre les zones urbaines et rurales en Haïti peut exacerber la fracture numérique et rendre difficile l'établissement d'une réglementation uniforme. Cette disparité numérique est causée par plusieurs facteurs, tels que l'accessibilité financière, la connectivité (couverture réseau, qualité de l'accès à Internet et à l'énergie), les disparités de genre, les contraintes géographiques, le manque de compétences numériques de base, le manque de confiance et le manque d'éducation et d'incitations concernant les opportunités offertes par le Web.

De plus, le développement de contenus pertinents répondant aux besoins réels des consommateurs détermine le degré d'utilité de ces utilisations. Ainsi, la véritable valeur des technologies de l'information et de la communication (TIC) réside dans l'utilité des utilisations plutôt que dans les équipements eux-mêmes.

Le droit du numérique peut jouer un rôle en définissant les obligations de l'État en matière de développement des TIC, y compris l'accès universel à Internet, ainsi qu'en créant un environnement favorable à la croissance du secteur numérique dans le pays. Toutefois, il est important que les dispositions légales soient complétées par des politiques et des projets publics visant à promouvoir le numérique de manière plus globale.

3)      Création d’autorités de régulation sectorielle

La révolution numérique a profondément transformé les marchés, en catalysant l'innovation et en redéfinissant les règles de la concurrence. Cela a conduit à une internationalisation des activités commerciales et à un passage d'un état de monopole à un état de concurrence libre. Par conséquent, il est nécessaire de revoir le cadre légal de la régulation sectorielle et concurrentielle en Haïti afin de stimuler le développement optimal de l'économie numérique, en accordant une priorité à la protection des consommateurs.

Le numérique est présent dans tous les secteurs d’activité.  Les compétences telles que définit dans les Décrets du 20 Août 1987 redéfinissant la mission du Conseil National des Télécommunications et fixant ses attributions en ce qui attrait à la planification, la règlementation et le contrôle des services de télécommunication et celui du 27 Septembre 1969  créant le CONATEL ne permettent pas au Conseil national des télécommunications de réguler l’ensemble des activités liées au numérique. Par conséquent, il est indispensable de suivre l’exemple d’autres pays  en Europe (France), en Amérique du Nord (Etats-Unis et Canada) et en Afrique (Sénégal), en élargissant les compétences du Conatel et en créant d’autres autorités de régulation, notamment dans les domaines de la concurrence et des communications électroniques, pour ne citer que ces exemples.

Perspectives pour le droit du numérique en Haïti

Malgré les défis actuels, il y a des perspectives prometteuses pour de la réglementation du numérique en Haïti. Voici quelques propositions qui pourront améliorer  le développement du droit du numérique :

  1. La création d'un cadre réglementaire approprié : Les autorités haïtiennes doivent élaborer des lois et des réglementations claires et adaptées pour encadrer l'utilisation des technologies numériques en Haïti. cela contribuera à protéger les droits des citoyens et tirer bénéfice du numérique dans la gouvernance publique.

Nous proposons la création d’un réseau de travail sur le numérique qui réunira les représentants des différents ministères et des organismes autonomes et indépendants afin de réfléchir sur l’impact du numérique. Les travaux  du réseau aboutiront à l’élaboration d’un rapport stratégique sur le développement des technologies numériques et des propositions de réglementation.  Ce rapport servira de référence au parlement, qui créera une commission du numérique chargée d'élaborer des propositions de lois sur le numérique et de procéder éventuellement à l'adoption d'un code du numérique en Haïti. Evidemment, les lois ne s'appliqueront pas seules, il faudra veiller à doter les institutions des pouvoirs adéquats pour les exécuter.

La formation et la sensibilisation : Pour réussir la transformation numérique, il est important de doter les différents acteurs en compétences numériques mais aussi en les sensibilisant sur les enjeux multisectoriels de ce dernier.  Cette sensibilisation influencera l’élaboration des politiques prenant en compte la dimension cyber des activités de l’administration publique, mais également une meilleure collaboration dans l’application des règlementations.

  1. La promotion de l'inclusion numérique : La réglementation du numérique ne sera bénéfique que si tous les habitants ont accès aux informations, produits et services numériques. Il est donc important de renforcer l'aménagement territorial des technologies de l'information et de la communication (TIC), de développer les compétences numériques des citoyens et de réduire l'écart entre les zones urbaines et rurales. De plus, les TIC dépendent fortement de l'accès à l'électricité, car les individus ne pourront pas en profiter si leurs appareils sont déchargés. Le développement numérique doit donc être précédé d'une couverture totale du territoire national en électricité.

Le droit du numérique en Haïti est confronté à des défis importants, mais il existe également des perspectives prometteuses pour son développement. En élaborant des réglementations adaptées, en renforçant les compétences et en promouvant l'inclusion numérique, Haïti peut créer un environnement juridique favorable à la croissance et à l'innovation dans le secteur numérique. Il est essentiel de saisir ces opportunités pour favoriser le développement économique et social du pays.

Cependant, il est important de noter que l'élaboration de lois ne suffit pas à apporter des changements concrets sans la capacité des institutions et des acteurs à les mettre en œuvre. On peut citer l'exemple du décret du 29 janvier 2016 sur la gouvernance électronique qui n'a pas été mis en œuvre malgré plus de sept (7) années depuis sa promulgation, ainsi que le nouveau code pénal publié en 2020, qui, en dehors des contestations sur la procédure de promulgation, comporte de nombreuses dispositions relatives au numérique qui nécessitent des changements radicaux dans le fonctionnement de la justice haïtienne, ce qui est difficile à mettre en place en raison d'un manque de préparation des acteurs.

Il est donc essentiel d'adopter une approche holistique dans le développement du droit du numérique en recourant à un audit stratégique du secteur, afin d'éviter de tomber dans l'inflation législative et de gaspiller des ressources dans l'élaboration de règles qui ne seront pas appliquées.


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